Un peintre français à Vienne en 1400 !

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Des travaux ont montré que l’un des peintres les plus illustres de la fin du Moyen Age en Autriche, le maître d’Heiligenkreuz, était français. Il est célèbre pour son diptyque de l’Annonciation et du Mariage mystique de sainte Catherine qui fait partie des collections du musée de l’histoire de l’art de Vienne (Kunsthistorisches Museum ou KHM). Une exposition temporaire du musée (jusqu’au 23 juin 2019) présente pour la première fois ensemble toutes les œuvres qui ont pu être identifiées de sa main ou de son atelier. Deux d’entre elles ont fait le voyage depuis les Etats-Unis. C’est en tout cas l’occasion de découvrir ou redécouvrir ce peintre français émigré à Vienne au XVème siècle. 

C’est ainsi qu’un peintre français se serait trouvé à Vienne vers 1400. On l’appelle le maître d’Heiligenkreuz car son plus grand chef-d’œuvre se trouvait dans l’abbaye d’Heiligenkreuz, située au Sud de Vienne. Il y fut transféré après la destruction de l’abbaye par les Ottomans en 1683 et est entré en 1926 dans les collections du musée d’histoire de l’art. Il est en effet très difficile d’identifier nombre d’artistes du Moyen Age du fait d’un grand défaut d’archives et de signatures des œuvres. Les spécialistes pensent que le maître d’Heiligenkreuz, établi à Vienne autour de 1400, y dirige un atelier et fait partie des peintres les plus renommés. Sa clientèle est donc la plus fortunée de Vienne. Découvrir son travail, c’est aussi se plonger dans la peinture du XVème siècle dans ce qu’elle pouvait montrer de plus beau et de plus cher. Je vous propose de nous concentrer sur son plus beau diptyque, celui de l’Annonciation et du Mariage mystique de sainte Catherine, conservé au KHM et qui constitue la pièce maîtresse de l’exposition qui est actuellement dédiée au fameux maître d’Heiligenkreuz (n’hésitez pas à lire ou à relire cet article devant le diptyque). Il est daté de 1415-1420, période lors de laquelle le peintre reçut plusieurs belles commandes dont témoignent les autres panneaux exposés. 

En pénétrant dans la salle, on est happé par les couleurs éclatantes du diptyque. Les panneaux peints ont bien sûr été l’objet de restaurations, mais les fonds d’or et les couleurs telles que le bleu du manteau de la Vierge témoignent de matériaux de qualité exceptionnelle et d’une commande émanant d’une personne très riche. Le commanditaire serait un proche du duc d’Autriche d’alors et viendrait de Bohème. Ce bleu exceptionnel est un lapis-lazuli, pigment extrait d’une roche du même nom et qui se vendait dans les mêmes prix que l’or. On le réserve ainsi principalement au manteau de la Vierge et on ne le met pas entre n’importe quelles mains. Observez de près sa profondeur et comparez-le aux autres couleurs appliquées sur ces panneaux de bois. Il est exceptionnel et conserve admirablement sa jeunesse à travers les siècles. 

Le diptyque est une œuvre formée par deux panneaux pouvant parfois se refermer l’un sur l’autre, peints ou sculptés. Deux sujets se faisant la plupart du temps écho s’y confrontent. Ici, il s’agit de l’annonce faite à Marie par l’ange Gabriel du fait qu’elle porte un enfant, œuvre de l’esprit saint sur le panneau de gauche, et le mariage mystique de sainte Catherine au Christ sur le panneau de droite. Nous avons là deux scènes montrant l’union d’une femme vierge à un être divin. 

Les éléments principaux de chaque scène semblent se refléter comme dans un miroir sur l’autre scène (procédé classique du diptyque). La Vierge est adossée au bord extérieur du panneau dans son grand manteau bleu, assise devant un mur ornementé la magnifiant comme un trône de roi. Au-dessus s’élèvent ou se montent des éléments architecturaux qui témoignent d’ailleurs d’une bonne maîtrise de la perspective et d’une confrontation régulière à de l’architecture contemporaine du ou des peintres des panneaux. Des anges bâtisseurs à gauche font pendants à des anges musiciens et chanteurs à droite. Il y aurait ainsi d’un côté une représentation de l’Eglise en construction avec la venue du Christ, et l’Eglise bâtie et en ordre de marche de l’autre avec un aperçu de la liturgie chrétienne.

Le pupitre triangulaire qui semble attendre un texte important a l’Enfant Jésus pour pendant. L’ange Gabriel, agenouillé devant Marie, semble être un reflet de sainte Catherine, agenouillée devant l’Enfant Jésus. L’ange et la sainte se trouvent unifiés en arrière-plan par un parapet arborant la même tenture. On distingue en effet sur les trois murs, ou murets, des clous indiquant qu’il s’agit bien de tissus tendus. Leurs motifs trahissent une origine lointaine, orientale. Elle est confirmée par l’inscription qui s’étend sur le bandeau supérieur de celle qui est au centre. Une inscription en caractères latins d’une expression de langue arabe qui signifie « prions le roi, le sultan notre maître ». Cela montre les échanges commerciaux et diplomatiques entre les mondes d’Orient et d’Occident. Posséder de tels tissus n’était l’apanage que de gens très fortunés. Cela confirme bien que notre peintre travaille pour une élite fière de montrer ce qu’elle peut posséder. 

Derrière le parapet central, deux hommes font face à deux femmes. Sainte Dorothée est reconnaissable à ses fleurs et sainte Barbe à sa tour. Elles seraient venues assister au mariage mystique de Catherine. Les spécialistes pensent donc que ce diptyque serait le fruit d’une commande passée pour la chapelle des saintes Dorothée et Catherine du couvent des Augustins fondé en 1414 à Vienne et disparu à la fin du XVIIIème siècle. Etant assez grand (72 cm de haut pour presque un mètre de large) et lourd, il aurait pu servir à orner un autel. Pour ce qui est des deux hommes qui font preuve d’une certaine proximité, il s’agit de saint Paul, avec son épée, et de saint Pierre. Ce dernier semble s’être coincé sa clé sous le bras gauche. On les retrouve d’ailleurs très souvent s’embrassant dans des tableaux chrétiens orthodoxes.

Au dos, la Vierge, accompagnée de l’Enfant Jésus, fait d’ailleurs face à sainte Dorothée. Elles sont peintes telles des statues sur leur piédestal. Le peintre montre là encore sa grande maîtrise des drapés. Le port et le style de la ceinture de sainte Dorothée témoignent de la mode vestimentaire féminine de ce début du XVème siècle. 

La composition du diptyque a donc été extrêmement réfléchie. Les éléments représentés semblent se répondre, comme les couleurs bleue, or et rouge, qui dominent les panneaux. 

Approchons-nous encore davantage du diptyque. Les scènes se dérouleraient-elles dans un jardin ? C’est ce que pourrait laisser penser le sol de verdure dont les herbes ont été peintes avec une extrême exactitude. Il fait penser aux tapisseries de l’époque et distingue bien l’espace terrestre de l’espace céleste à fond d’or de la moitié supérieure du diptyque. Les personnages, notamment la Vierge, ont un front exagérément bombé. C’est là une mode de l’époque du peintre. Un front bien dégagé conférait un caractère noble. Les femmes de la noblesse et de l’aristocratie s’épilaient d’ailleurs cette partie de la tête, et aussi très très largement les sourcils. La représentation des fronts est bien sûr exagérée, mais si l’on pense à la manière dont de nombreuses personnes se mettent en valeur sur des photos, notamment avec des réseaux sociaux comme Instagram, on comprend aisément la démarche. Les mains sont elles aussi disproportionnées. Par leur physionomie faisant penser à une araignée et à une griffe de jardinier, on note que la finesse et la longueur des doigts étaient des critères de beauté importants à la fin du Moyen Age. Mais les doigts servent aussi à montrer des choses et des symboles. Leur rôle narratif et explicatif est toujours très important dans les œuvres médiévales. Ainsi sainte Catherine tient-elle dans ses doigts une petite roue, symbole de son martyre. Les mains appuient également les liens entre les personnages, comme celle de la Vierge sur le corps de son enfant. On est loin d’y voir un geste musculaire. 

La mode vestimentaire en vogue vers 1400 est elle aussi à l’honneur avec la magnifique robe de sainte Catherine dont on peut clairement observer certaines coutures. Mais la richesse des commanditaires se voit aussi par les matériaux utilisés, comme le lapis-lazuli et l’or, et certains objets luxueux représentés, comme les couronnes, ceintures et tissus. 

Regardez enfin le petit personnage sculpté en pierre le long de la fenêtre gothique du panneau de gauche. Il porte deux stèles de pierre dans ses mains et des cornes sur la tête. Il s’agit de Moïse, portant les tables de la loi. On le représentait souvent ainsi au Moyen Age, et pas seulement pour carnaval ! (Je blague) 

Ce diptyque témoigne de la présence d’un grand peintre français à Vienne au début du XVème siècle, ainsi que d’échanges culturels allant en ces temps-là au-delà du monde chrétien. Une œuvre d’une grande richesse plastique, culturelle et symbolique.

J’espère que ce petit exposé vous donnera envie de voir le grand diptyque du maître d’Heiligenkreuz de vos propres yeux et qu’il vous éblouira vous aussi.  

Informations pratiques

Exposition dédiée au maître d’Heiligenkreuz au KHM jusqu’au 23 juin 2019 (panneaux d’informations en allemand et en anglais). 

Adresse : Maria-Theresien-Platz, Vienne

Horaires d’ouverture : De 10h à 18h du mardi au dimanche et jusqu’à 21h le jeudi. Tous les jours de juin à août. 

Tarifs : 16 € par personne. Gratuit pour les moins de 19 ans. Je vous conseille d’acquérir la carte annuelle du musée (44 €), qui permet de se rendre dans d’autres institutions comme par exemple le trésor de la Hofburg et le musée du théâtre

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