Le tronc ferré de Vienne

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En septembre dernier, je suivis une visite guidée du premier arrondissement de Vienne, organisée par Vienne Accueil. J’étais sûre que j’allais encore découvrir des choses que je ne connaissais pas. Cela fut le cas au bout d’à peine dix minutes, lorsque notre guide, Nicole, nous mena vers un vieux bout de bois clouté présenté à l’angle du Graben et de la Kärtner Straβe, derrière une vitre en plexiglas.

Je trouvais tout cela bien moche, mais je fus surprise de n’avoir jamais remarqué cette curiosité. Je fis alors profil bas et écoutais attentivement ce que le tronc pouvait bien avoir à raconter. Je ne fus point déçue et je dois dire que je fus même ravie de constater que je n’étais pas la seule résidant à Vienne depuis un certain temps qui ne connaissait pas ce monument historique ! Ainsi je vous livre aujourd’hui quelques informations à son sujet et aussi la légende qui lui est attribuée, afin que vous puissiez vous aussi apprécier ce monument des plus originaux.

Lors de sa dernière restauration, le morceau de bois fit l’objet de recherches très intenses menées par des spécialistes de différents domaines. Recoupées avec les données historiques déjà connues, on pense que cet arbre vécut de 1400 à 1440, année lors de laquelle il mourut de maladie, ou lors de laquelle il fut coupé. Il avait déjà été clouté à divers endroits avant de quitter la terre. L’expression « Stock im Eisen » (tronc dans du fer) a été trouvée pour la première fois dans un document de 1533 qui lui ferait référence. C’est donc ainsi qu’on le nomme en allemand. Le fer ne fait cependant pas référence aux clous, mais aux cerclages de fer qui le maintiennent debout et en un seul morceau. A noter qu’il est présenté la tête à l’envers ! Et cela depuis au moins le XIXème siècle. On sait également qu’il se trouvait déjà en 1548 sur une des maisons de l’actuelle place qui porte d’ailleurs son nom. En effet, la jonction entre le Graben et la place de la cathédrale s’appelle Stock-im-Eisen Platz, encore quelque chose que j’ignorai. La mention « HB 1575 », que l’on trouve sur l’un de ses fers, renverrait à Hans Buettinger, propriétaire alors de ladite maison. Ce qui est donc sûr, c’est que son histoire remonte au XVIème siècle et qu’il se trouvait alors sur cette même place, accompagné d’une fontaine. Quelque chose de miraculeux avait dû se produire pour que l’on attache autant d’importance à cet épicéa, dont on ne conserva qu’un peu plus de deux mètres de sa partie médiane. C’est surtout à partir du XVIIIème siècle qu’il reçut de très nombreux clous, et cela jusqu’au XIXème siècle. Une tradition vit le jour chez les compagnons serruriers et forgerons. Ils devaient planter un clou dans un arbre dans chaque ville où ils se rendaient pour leur formation. On retrouve cette tradition dans les pays qui constituaient la monarchie Habsbourg (dans sa région danubiale). Il y a même un terme allemand pour qualifier ces arbres, Nagelbäume (arbres à clous). Il s’agit pour sûr d’un monument important pour les Viennois puisqu’on le prit en compte lors de la construction du palais Equitable, palais sur lequel il fut adossé, peu avant 1900.

Voilà pour les faits ! Passons maintenant à la légende qui entoure cet arbre. Elle naquit au XVIIème ou au XVIIIème siècle. Comme pour nombre de légendes, il en existe plusieurs versions. J’ai retenu celle d’un CD sur les légendes de Vienne que m’a d’ailleurs offert Nicole (personne très inspirée !). Ames sensibles s’abstenir. Le diable y a un rôle important !

Nous nous trouvons au temps de Leopold III de Babenberg (1073-1136), le fameux saint Leopold. Leopold III se faisait construire un relais de chasse dans la forêt viennoise, chantier auquel de très nombreux artisans prirent part. C’était le cas de Jacques (Jakob), apprenti auprès d’un maître très réputé pour ses clous et ses serrures (à l’époque, un clou n’avait pas la même valeur qu’aujourd’hui !). Sur le chemin pour Vienne, Jacques passait toujours devant un arbre qui retenait son attention tant il était beau. Un jour (pour je ne sais quelle raison), Jacques déroba un clou magnifique à son maître. Alors qu’il rentrait ce jour-là à Vienne, il s’assit au pied de l’arbre et fut pris de remords. Il décida de se décharger de son vol en le clouant à l’arbre. A chaque coup de marteau, le ciel s’assombrissait davantage et son cœur était de plus en plus froid. D’un seul coup, le diable apparut ! Il dit à Jacques : « Tu peux bien y planter le clou que tu as volé, mais serais-tu capable de faire un si beau clou ? Et serais-tu capable de faire une serrure pour protéger cet arbre des haches et des scies ? ». Jacques, tétanisé, répondit qu’il lui fallait quelqu’un pour le lui apprendre. C’est ce que fit le diable. Pacte conclu ! Après son apprentissage, Jacques devint rapidement riche et renommé. Personne ne réussissait à ouvrir ses serrures ! Un jour, alors qu’il repensa au pacte qu’il avait scellé avec le diable, il décida de mettre un cerclage de fer autour de l’arbre, avec une serrure pour le protéger et protéger aussi son âme à lui. Le diable ne manqua pas de réapparaître et dit à Jacques qu’il lui appartenait. A cela, Jacques rétorqua qu’il fallait déjà qu’il ouvre la serrure qui renfermait son âme, et que de toute façon il allait tous les matins à la messe et était ainsi protégé du mal pendant 24 heures. Le diable n’eut qu’à faire demi-tour. Un dimanche matin, Jacques se rendit dans une taverne avant la messe. Son attention fut presque toute entière portée sur une très belle serveuse. Au troisième verre, alors qu’il entendit sonner les cloches de la cathédrale, il s’y rendit pour la messe. Sur le chemin, une vieille dame vint à lui et lui dit « La messe est déjà finie ! Et tu m’appartiens ! ». (Oui, le diable avait pris l’aspect d’une jeune femme puis d’une vieille dame, un sacré transformiste). Jacques eut beau lui répondre que son âme, elle, était protégée par la serrure de l’arbre, il se retrouva lui-même cloué à un mur par le diable (ironie du sort). Depuis, on raconte que tous les compagnons serruriers et forgerons essaient d’ouvrir cette serrure, échouent, et plantent un clou sur l’arbre afin de protéger la bonne âme de Jacques.

J’espère que cette histoire vous donnera envie d’aller voir ce tronc. Aujourd’hui encore, certains lui prêtent des propriétés miraculeuses ! Voyez ces billets et ces pièces qui ont remplacé les clous d’autrefois !

Référence du CD : Wiener Sagen und Legenden, Erzählungen  von Lucas Edel, John Verlag et Stadtsagen.at, 2011

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